Il existe plusieurs témoignages de personnes ayant connu le peintre, dans des correspondances, des livres. Toutes personnes qui posséderaient de tels témoignages peut se faire connaître auprès de Marc Blondel pour l’aider dans son travail d’archives sur son père. blonderblondel@free.fr
Jacques Sauvaire : sur André Blondel, correspondance /novembre 1949
Il m’est impossible de parler de Blondel comme d’un autre peintre.
Le 14 juin, je sonnais à sa porte. J’avais déjeuné chez lui huit jours plus tôt et il devait terminer une toile pour laquelle j’avais posé…On m’annonça sa mort du matin, une chute accidentelle d’un second étage. Il avait quarante ans. Je n’ai jamais tant regretté d’avoir désappris les pleurs.
Un portrait de Blondel c’est le drame de la confession arrachée et consentie. Avec une lucidité intense il met à nu tous vos secrets, et vos pêchés un par un montent à la surface. Blondel fait de vous dix visages, vingt visages en quelques minutes. Dans chacun c’était vous particulièrement, sous un angle précis mais encore incomplet. Votre colère, ou votre trouble, ou vos espoirs, il les inscrit en couleurs, il les efface, il les compose, il les détruit, les reprend et les mêle. Il vous cherche, il vous atteint, il vous observe sans erreur et voilà le miracle : il vous recrée. Votre visage qu’il regarde devient impur. Il et la pâle image de votre visage sur la toile. Parce que Blondel vous a confessé, dépouillé grâce à vous et malgré vous, mais qu’il vous aime et qu’il vous a transfiguré en vous portant avec lui dans son univers poétique.
Un de mes rares amis, cousin de Blondel, me disait : « j’attends le jour où André bondira sur son modèle et, d’un coup de pinceau, corrigera les défauts de son visage d’après son tableau.
Et ce jour-là que tu attendais, Claude, aurait été le jour terrible et béni où André aurait découvert l’impuissance de la peinture parce qu’il l’aurait justement amenée à sa toute puissance.
Blondel a travaillé. Blondel a peiné. Durant des années il a perfectionné un métier pour lequel il avait reçu des dons inespérés. Mais cela ne lui suffisait pas. Il n’a jamais choisi la facilité.
Avec turbulence, avec enthousiasme, avec violence, il a mis au jour tous les secrets de l’art de peindre. Alors sa propre nature, immensément riche, s’est donné libre cours par ce moyen d’expression redécouvert dans sa pureté et sa force premières.
Dans un tableau Blondel mettait tant de choses qu’il n’était possible d’abord que de s’étonner. On ne pouvait comprendre que peu à peu, en refaisant en tâtonnant tout le chemin qu’il avait fait d’un souffle. Alors venait la récompense : toutes les couleurs, toutes les lignes vivaient soudain et on ne pouvait que les aimer en silence, en paix.
Blondel savait se donner. Et tout donner de lui-même sans rien abdiquer. Il vous infusait sa chaleur, ce feu intime avec lequel il peignait, qui l’animait et qui le dévorait, qui vous faisait ombre dans sa lumière.
C’est pourquoi la peinture de Blondel ne rappelle aucune autre. Elle n’est en rien peinture d’école. Au contraire, elle est de celles que l’on doit suivre et prendre pour modèle. Car, si Blondel est original, c’est par sa sincérité et sa compréhension des êtres et des choses.
Un tableau de Blondel n’est pas une vie figée. Il reste ce qu’il était lors de sa réalisation, un déploiement infatigable de mouvement.
Notre-Dame vue par Blondel, c’est Notre-Dame de Paris à la fois toute seule et avec tout Paris autour, prise en un instant fugitif et unique et prise dans toutes ses lumières et ses âges. Profane, sacrée, amicale, distante, consolatrice, angoissante… Les verts, les bleus, les jaunes s’harmonisent et s’opposent, toute la matière et tout l’esprit captés, exacerbés, donnés à voir.
Le port de Sète vu par Blondel, c’est un spectacle et un état d’âme. Le spectacle d’un calme prenant et ami, eaux au repos et au repos les navires, un état d’âme où perce en dernier lieu une inquiétude informulée et sans raison.
Sa femme et ses enfants étaient pour Blondel les occasions de toiles bouleversantes de fraîcheur et d’intensité dramatique. Blondel peignait comme il pensait. Et il pensait comme on rêve les yeux ouverts, passant des réalités aux merveilles.
A la fin Blondel agrandissait ses toiles. Il n’était à l’aise que dans des dimensions toujours plus vastes, mais qui ne pouvaient encore le contenir entièrement. Je pense à ses dernières œuvres, auxquelles je l’ai vu travailler, à cette hallucinante vue d’arbres et de toits, depuis sa fenêtre, à cet enchevêtrement de couleurs si éclatant et si fertile.
Toute émotion est un enrichissement. Blondel savait émouvoir. C’est par cela qu’il était grand.
Blondel était un coloriste. Il avait appris du Midi que les choses sont éclairantes plus qu’éclairées, et il partait de la couleur pour arriver aux lignes et aux formes.
Dés la première touche un problème était résolu. Le chant, ensuite, naissait en phrases drues et hâtives, se recoupant sans se contredire. Tout un discours, toute une musique, qui s’orchestrait avec ferveur.I
l travaillait à une allure folle, comme s’il ne devait jamais avoir le temps de tout dire – savait-il que ce serait vrai ? – et que tout doive être dit à l’instant même. Vouloir le suivre, c’était se condamner à perdre pied. Blondel vous distançait lors de la première minute. Il fallait attendre qu’il ait fini pour prendre loisir de le rejoindre.
Blondel était un lyrique …Blondel est un lyrique. Ecoutez ces toiles qui vibrent, qui chantent et dont le chœur s’élève et s’amplifie.
Blondel est là, devant vous, dans chaque coup de pinceau, dans chaque éclat de couleur jeté comme un cri de douleur et de joie.
Car toute la science de Blondel, toute la réussite de Blondel, tout son rare bonheur d’inspiration tient en cela : chacun de ses tableaux est un poème d’amour.
Il s’était juré de réussir. Il a réussi. Ses ultimes toiles en sont le plus sûr témoignage. La mort l’a pris alors qu’il avait tant à dire, mais il avait déjà dit beaucoup. Quelques jours après sa femme apprenait qu’il était lauréat du prix Hallmark, aux côtés de son ami Desnoyer. Qu’il n’ait pas eu cette satisfaction n’est pas si grave, son destin lui appartenait. Mais sur nous les reproches si nous en profitions pour l’oublier. Blondel est de ceux qu’on ne doit pas ignorer. Toute son œuvre nous accuserait de notre ingratitude.
Car le talent de Blondel c’est sa sensibilité. Une sensibilité d’une richesse extraordinaire et rare, toujours en éveil, jamais en défaut.
Blondel n’est plus mais ses tableaux sont là, qui le disent mieux que toute parole. Il était un être exceptionnel.
Lisou, pardonnez-moi. Je ne sais pas parler de votre mari, mes mains sont trop maladroites pour le toucher.
Je ne peux que lever les yeux vers son regard qui me poursuit, et imaginer son sourire.
Je dois me taire.
Mais vous saurez que mon silence est le contraire même de l’oubli.
J’ai eu la chance de le voir vivre. Je pense à tous ceux que j’aime et qui ne l’ont pas connu.
Le connaître c’était l’aimer.
Novembre 1949, Jacques SAUVAIRE
Michel MAURETTE – ANDRE BLONDEL Le Frénétique
Nous allions tous deux, à pas lents, par un temps vaporeux et doux, à travers la plaine vallonnée, striée de chemins et de haies. J’attirai son attention sur tout ce qui hors de terre s’interpose. Le village était en vue. Je lui montrai le clocher. – Le clocher vu d’ici…
II m’écoutait en silence. II donnait cours intérieurement à ses visions. Sa voix fluette soudain s’éleva ; il avait une toute petite voix comme s’il n’eût pas besoin d’elIe pour s’exprimer, mais elIe était vive et portait nettement.
« Mais non, me dit-il. II ne s’agit point de reproduire des images. Ce petit bout de sentier devant nous, tracé par les pas des gens évoque tout autant le monde, et révèle l’intensité de l’homme, là où il se porte. Songez-y, peindre c’est créer. »
***
D’où venait-iI ? Tout un peuple s’était mis en marche en ce mois de mai 1940. « Quinze millions d’hommes, de femmes et d’enfants », avait-on dit à la radio, étaient sur les routes, le coeur à vif, les pieds en sang, créant à la rencontre des convois militaires des embouteillages indescriptibles. On les adjurait de ne point céder à la panique, et la panique augmentait.
lls finissaient par s’arrêter, ici et là, dans une auberge, dans une maison de campagne, et l’on décidait, pour peu que le pays eût un air de bon accueil, de ne pas aller plus loin. Lui était seul. Au départ, ils étaient plusieurs, on s’était promis de ne pas se séparer. Maintenant il était seul. II s’était arrêté au pied d’une meule. Il avait passé la nuit roulé dans le foin. Lorsqu’il ouvrit les yeux, le soleil se jetait à pleins feux sur les moissons. Ou était-iI ? Il n’en savait rien. Qui était-iI lui-même ? Un homme à recréer. Dans l’état où il se trouvait il aurait eu quelque peine à démèler l’écheveau des jours qui composait son passé et sa jeunesse. Quelque chose venait de s’écrouler dans sa vie. Tout était à recommencer. Il fit l’inventaire de son léger bagage et constata avec plaisir qu’il avait fait suivre les pinceaux. C’est tout ce qu’il avait sauvé du désastre, les pinceaux et quelques tubes de couleurs.
De refuge en refuge, il arriva, en début de l’automne de l’année 1942, dans une grande ferme, aux Escoussols, dans l’ Aude, sur le penchant de la montagne Noire, nanti d’un certificat d’aryen. Ah ! Il fallait ce titre en ce temps là. Des papiers d’identité lui avaient été donnés. C’était heureux. Le maître du domaine fut accueillant ; tous les siens d’ailleurs étaient partis dans les réseaux de résistance. II regarda avec sympathie cet inconnu hâve et dégueniIlé pour qui il avait reçu un mot de passe. Oh ! il ne lui demanda point s’il portait des pinceaux ; il l’embaucha en qualité de bûcheron. La tâche qui Iui était confiée était grande pour ses bras courts et lui parut Iourde ; iI pénétra avec elle au dedans de la forêt où il coupait les arbres à hauteur d’homme et choisissait les plus petits. Le maître en venant le voir à son travail, loin de paraître irrité devant le massacre, souriait.
II fallait attendre que se levât la lumière. II fallait sauver un homme.
Un jour, le bucheron offrit une peinture à son maître ; l’homme la prit, la contempla, et il lui sembla qu’à travers elle le monde renaissait.
***
J’ai connu André Blondel et j’étais devenu son ami. II m’apparut dès notre premier contact comme un génie des fontaines et des bois. Lui savait qui il était ; moi pas.
Je dois dire qu’il a embelli ma vie, qu’il l’a enrichie. Il n’affectionnait rien tant que de battre la campagne ; nous allions de conserve, tous rêves mêlés, tout à notre tourment de créer. Un moulin à vent démantelé par le temps le laissait indifférent, mais un chemin creusé par le pas des hommes dans les terres l’émouvait. S’il s’arrêtait c’était pour se demander « Où allaient-ils donc ceux qui ont passé par là, vers quel but, mûs par quelles espérances, vers quel amour ? » La marche de l’humanité l’intéressait plus que tout.
II était écrit qu’une douce fiancée l’attendrait dans le Midi.
– Je désire te présenter à des amis à la campagne, lui dit-elle un jour.
– Et qui sont ces gens ? lui répond-il légèremenl sourcilleux.
– Tu verras…
II ira en salopette, sa tenue d’atelier. Et puis, c’est la guerre.
– Tu pourrais mettre autre chose…. lui dit la jeune fille, qui sait l’importance des attributs vestimentalres.
– Autre chose, c’est facile à dire.
Il avait pour toute garde-robe, deux salopettes bleues et un smoking.
-Je ne peux pas tout de même me mettre en smoking pour aller chez des paysans.
– Bah ! Tu es bien comme ça, lui dit-elle en riant.
Les amis les ont vu arriver ; ils n’étaient pas prévenus. Elle vient leur présenter son fiancé. La guerre ne saurait empêcher l’amour d’errer de par le monde. La surprise redoublera la joie de tous. Les femmes en viennent vite aux confidences. Elles comprennent vite les problèmes de l’amour, ils sont universels ; elles les rapprochent.
Les deux hommes semblent davantage, l’un à l’autre, étrangers. L’un observe et l’autre se sent observé. Ils engagent prudemment la conversation par bribes et phrases qu’ils poussent, qu’ils suspendent au bout de leurs doigts ; I’un est grand et fort ; l’autre est petit et mince ; son oeil est vif et secrètement malicieux ; ses épaules menues s’arrondissent. II répond posément aux questions qui lui sont posées ; ses mains fines contrastent avec celles de son partenaire, et semblent prêtes à saisir une ligne qui fuit.
L’homme des champs lui demande :
– « Et dans le civil, comme on dit ; que faites-vous ? »
La fiancée, aux aguets, qui observe depuis un moment le manège des deux hommes, et ne perd rien de leurs propos, ne lui a pas donné le temps de répondre.
– « II est peintre », dit-eIle avec un sentiment de fierté qui étonne le paysan.
Peintre ! Peintre ! On sait bien à la campagne ce que ce mot veut dire, et il n’en retient que ce que la salopette lui suggère. Dans son esprit défilent des images d’échelles-doubles, de devantures ripolinées. « Quand le démon pousse les filles… », bougonne-t-il en lui ; il l’épie à la dérobée.
Ils trinquent. Ce geste les rapproche mieux qu’un discours. Ils trinquent et boivent, puis l’homme de la terre, cernant un long silence, déclare évasivement : « Alors, le travail ça marche ? ».
II s’est rendu compte, un peu tard de sa bévue, autour de lui, a fusé un grand éclat de rire. Et tout aussitôt, le fiancé timide est devenu aux yeux du paysan un autre. Peindre, oui peindre, non point des portes, mais le ciel, la terre, le monde ! Les êtres humains et leur âme.
La conversation a pris un tour nouveau. II y a désormais en présence deux êtres différents, l’un est artiste, et l’autre aimerait l’être. Le domaine de l’art est prestigieux. IIs sont prêts à se dire, sur le chemin de l’amitié, des choses dont ils rêvent.
Il avait trouvé tout de suite à Carcassonne le chemin de la chambre noire ; il vit Joë Bousquet en tête à tête, qui trouva ce visiteur curieux, énigmatique, et l’incita à revenir le voir.
En cette période sombre de l’occupation allemande, écrivains, peintres, passants de qualité, se rendaient dans la chambre du voyant en quête d’espérance.
Ce jour-là, on vit entrer un homme de petite taille, drapé d’un long manteau militaire, au visage rouquin, et dont les cheveux dans la lumière avaient des reflets rouges; ses yeux vifs trouaient la pénombre ; il avançait à petits pas comme un somnambule, tout au moins comme quelqu’un qui voudrait passer inaperçu. Les personnes présentes se retournèrent interdites, et se demandèrent qui pouvait être cet inconnu. Le maître de céans, s’était interrompu dans son discours, et peut-être pour complaire à leur désir secret, s’enhardit :
« Voulez-vous me rappeler votre nom officiel ? lui dit-il.
– Je n’ai pas de nom officiel, répartit l’arrivant, non sans quelque vivacité. Je m’appelle André Blondel et je vous salue. »
Ce disant il s’assit et le visionnaire, reprenant la parole, vogua vers de nouveaux rivages.
II était arrivé dans la petite viIle avec la cohorte des jeunes gens qui avaient vécu dans la tourmente. II y avait dans son regard cette expression directe et quelque peu hagarde de ceux qui ont été traqués et avaient dû se résoudre à vivre dans les bois sans abandonner leur trésor. Son trésor c’était la lumière dans laquelIe il se mouvait. En la compagnie des peintres et des poètes de cette ville de province à Carcassonne, où le destin I’avait porté, il semblait que sa timidité apparente, son effacement, sa discrétion, sa gentiIlesse dussent le reléguer dans le sillage de ses nouveaux camarades. II n’en fut rien. II se dégageait de sa personne un rayonnement mystérieux. II parlait peu, mais chacune de ses paroles avait la valeur d’un symbole ; ses gestes courts et mesurés étaient à la fois empreints de noblesse et d’autorité. II n’aimait guère en ce temps-là, et pour cause, s’attarder à parler du passé, de ses origines, de ses combats, et les souffrances endurées ne furent pour lui qu’un tremplin pour s’élancer à corps perdu dans la nouvelle aventure.
De mutliples problèmes se sont posés à ces hommes jeunes qui venaient de résoudre le plus ardu de tous : celui de la liberté. Blondel n’avait pas à choisir. II était né peintre. Il possédait d’instinct le sens de la couleur par laquelle s’exprime la vie, et iI receIait en son âme la passion des grands créateurs.
Pour Blondel, peindre était un acte d’amour et de foi. De son pinceau il fouillait intuitivement l’âme des choses et le coeur des êtres, et d’une manière frénétique, qui traduisait l’inquiétude de ne point saisir assez vite ce qu’il tenait en esprit et il posséda, comme nul autre le génie de la main.
De 1946 à 1948, il exposa successivement à Montpellier, Toulouse, Sète et Perpignan. Des admirateurs intuitifs sont frappés par une peinture qui fait penser aux plus grands et ne ressemble à aucun. Dans chacune de ces villes la commission des Beaux-Arts, alertée, lui rend visite et, timidement, hélas ! fait l’acquisition d’une de ses oeuvres pour le Musée ; mais au cours d’une de ses expositions, Raoul Dufy, en résidence à Perpignan, lui achète d’un seul coup trois peintures.
Des détracteurs, il en a aussi ; le plus souvent il leur sourit. A ceux qui disent : « Ce peintre, voit les maisons de travers », il répond : « C’est vous qui voyez le monde de travers. » Et ceux-là, point assurés de Ieur propre jugernent, s’en vont tout penauds, comme des petits enfants pris en faute.
Dans ses portraits d’enfants, il peint la candeur, l’éveil, l’ingénuité, voire la malice. Avec des modèles majeurs, il croise, non point le fer, mais il engage un combat intérieur au terme duqnel leur état d’âme passe du réel au surréel ; il pousse le trait avec autant de vigueur que de décision de telle sorte qu’on peut lire dans ses portraits comme à livre ouvert.
Du paysage il s’attache à saisir non point tant le lieu, rnais ce qui en est la vie, et il peint dans ses toiles le vent, la pluie, le froid, le feu de midi. Nul n’a mieux recréé le fouillis d’un port grouillant de présences humaines, où souvent les silhouettes sont fondues on à peine esquissées. Dans une période de création fulgurante, on I’a apparente à Soutine, à Bonnard dont on a dit qu’il était « moins suave et plus violent, moins joyeux et plus grave. »
***
Une exposition de peinture avait lieu dans une grande librairie du cours le plus popuIeux de la petite ville. La première depuis la guerre. Les gens sensibles, plus affamés que les autres de sensations neuves, accouraient, et se plaisaient à reconnaître que le peintre avait une jolie main. Des paysages représentant des pêchers en fleurs, des sous-bois bucoliques alternaient avec des compositions abstraites inspirées de Juan Gris et de Picasso. Tout s’y mêlait non sans quelque virtuosité.
André Blondel retourna plusieurs fois le bristol qu’il avait reçu et se rendit à I’invitation de l’artiste à une heure qui lui parut creuse et au cours de laquelle il aurait la chance de ne pas rencontrer des personnes qui lui poseraient des questions. Car en homme pur qu’il était, son avis n’était bon que pour lui. On vit entrer dans la galerie un homme petit, attentif, qui allait lentement, posément d’une toile à l’autre : André Blondel. II paraissait porter tout son intérêt à une chose, puis à une autre, comme s’il leur trouvait des attaches lointaines et peut-être différentes. Rien toutefois dans son comportement physique ne trahissait sa pensée. Lorsqu’il eut terminé, il lança autour de Iui un coup d’oeil circulaire, décidé à s’esquiver en esquissant un saIut discret. Déjà le peintre était sur lui, souriant, gracieux, le remerciant de l’avoir honoré ; il s’approcha plus près et lui demanda à l’oreille ce qu’il pensait de sa peinture.
André Blondel le regarda, le toisa et sans se départir de son calme, lui dit sans dureté, mais avec rigueur : « Je pense que vous êtes une pute ! »
Nous sommes en 1948. Il sera à Sète, I’un des principaux tenants de l’Ecole Méditerraneéenne, et son passage dans cette ville ne sera pas de sitôt effacé. Le monde s’éveille, semble-t-il d’un long cauchemar.
Ce matin-là, il s’est fixé à l’extrémité des quais, non loin de l’un des grands bassins du port que son regard prend d’enfilade. II déplie son chevalet et fixe le trépied. A quelques pas de lui, des remmailleuses assises sur les dalles ravaudent les filets, « d’excellents personnages de premier plan », se dit-il. Les pêcheurs vonl et viennent ; les mâtures des embarcations se profilent par-dessus les hangars; un cargo ancré dans un bassin latéral émerge d’une toiture. Au loin, le niveau de la mer monte haut à l’horizon gris et le ciel est à peine bleuté qu’ils semblent l’un l’autre se fondre. « Il fera bon travailler », se dit-il encore. Et pan! II pose soudain une première touche au beau milieu de la toile, une touche bleue, sombre et sourde, et le trait part, fuse, monte, descend, zigzague et repart. On ne sait à quoi obéit sa main, sinon à son instinct fébrile, mais il s’arrête net. Qu’a-t-il vu ? Son oeil va à la rencontre des objets, des personnages ; son pinceau fixe des formes coIorées provocantes, tantôt et à dessein dures, tantôt floues, à peine esquissées, estompées, les unes et les autres transposées du réel, de la vie. Des marins passent, repassent s’arrêtent. repartent, tout d’abord discrets, silencieux, puis les premiers badauds apparaissent. Ils sont trois, quatre ; bientot ils seront dix. IIs s’enhardissent, légèrement goguenards. « Viens voir! » , fait l’un d’eux.
Le peintre se raidit, se crispe ; la matinée ne sera pas ce qu’il avait espéré, pourtant la lumière est belle et entre à pleins jets dans la toile ; il continue en apparence imperturbable ; il ne cherche pas à saisir le détail; la nature est son modèle ; les choses s’interpénètrent de telle sorte que le grain menu de la matière, participe de l’esprit.
« Ce n’est pas mal, » dit quelqu’un.
– Quand ce sera fini, ce sera mieux…, fait un autre.
– C’est nous qu’il fait quand nous passons…
– De quoi qu’on a l’air…
– …De macaques, ricane un quidam.
– Ce n’est pas nous qu’il peint, proteste un vieux loup de mer, c’est le monde. »
Mais c’en est fait. Le climat est détruit. Le peintre s’efforce encore de placer, de-ci, de-là, une touche mais iI n’ira pas plus loin. Plus loin, qu’est-ce à dire ? Tout le mystère de la peinture est là.
La foule s’avance, déborde, centimètre à centimètre de chaque côté du chevalet, pour mieux voir la mimique du peintre qui regarde, semble-t-il, au-delà des objets. II s’arrête: iI n’a pas terminé, mais il s’arrête. II n’ira pas plus avant.
« II a fini, fait une voix à laquelle personne ne répond. II se lève. II cache sa toile par devers lui. II n’y a au monde que sa peinture ; à chacun de ses mouvements elle projette des illuminations à la ronde. Il démonte son chevalet sans se départir de son flegme. On le regarde. Ils se regardent.
« Vous nous faites comme ça…, pensent-ils amers.
– Nous sommes ainsi donc mal foutus… »
II lit leur pensée sur leurs visages, mais personne ne parle. II s’efforce d’éviter que le malentendu éclate. II donne l’impression d’être seul. II fait un pas comme un automate. Le cercIe s’élargit. II s’en va à pas rigides et comptés dans l’ombre courte de midi, portant d’une main le lourd chevalet qu’il traîne presque, de l’autre la toile légère comme un trésor qu’il vient de soulever. II a pris la direction du mont Saint-Clair, où il habite avec sa famille. II arrive à la baraquette le visage décomposé. A sa vue, sa femme comprend qu’un incident a eu lieu. II explose :
« Sauvages ! », hurle-t.il, en se retournanl du côté de la jetée.
II raconte la scène du port, I’incident avec les pêcheurs, et les mime. « Je peignais la peine et la misère des hommes, et j’ai mis ce matjn toute la cruauté du ciel par-dessus le toit. Ils ne peuvent pas comprendre, poursuit-il de sa voix stridente.
II est furieux. II se battrait avec qui tenterait de les défendre.
– Tu les auras provoqués, hasarde-t-elle, effarée.
– Mais non, Lisou, je t’assure. Je n’ai pas dit un mot. lIs m’auraienl jeté à la mer ! »
Lisou connaît l’exubérance de la foule colorée qui habite le petit port. Elle revit par la pensée la scène et se dit qu’il a mieux valu qu’elle n’y ait point assisté. Elle aurait trop souffert. Cet homme est un peintre, et ce peintre est son mari.
Les pêcheurs avaient pris ce matin-là le parti d’être injustes, et elle aurait risqué de reconnaître parmi eux, quelques-uns de ses anciens camarades d’enfance.
Depuis longtemps il rêvait de se fixer à Paris. C’était chose faite depuis quelques mois. On était au printernps 1949. Son voeu était combIé. C’était maintenant qu’il allait mener son combat, heureux dans la souffrance qui le livrait à son art. « La lumière guide ma paIette et je chante parfois comme un oiseau » écrit-il. Et dans la lettre suivante. il ajoute : « On ne saurait qualifier de peinture, toute création dont I’homme est absent. » Parfois, il peint les arbres en rouge ; de lui nul ne s’en étonne, et jamais le monde qu’il révèle n’avait paru si grand, si vrai ni plus vivant.
II peignait ce jour-là une fresque au troisième étage d’un hotel particulier, avec allégresse, avec frénésie, comme tout ce qu’il entreprend, mais le sort en était jeté. La croisée a cédé sous la poussée de l’échelle sur laquelle it est juché ; généralement elles s’ouvrent en dedans, ceIIe-Ià, dans ce vieil immeuble, s’ouvrait en dehors. Telle a été la fataIité. Il est entré dans le vide et il a ouvert les mains pour saisir des branches imaginaires, dans un cri il a invoqué saint Nicolas du Chardonnet, de qui Ia veille, de sa fenêtre, il fixait l’église sur la toile. Le ciel très pur est soudain devenu tragique, tout comme sa peinture I’était. Le destin de cet artiste s’accomplit en cet instant dans un jet de pierre, plus vite, il semble qu’une force anime ce corps projeté. Les étages défilent. II les dépasse de toute la vitesse acquise au carré de la chute des corps. II ne se méprend pas. Le regret de vivre est suspendu dans l’air.
II avait tant de choses à peindre, et ses enfants, et sa chère Lisou à aimer. Il découvre des plans tout neufs, inédits, au vol de son corps, qui tanguent, chahutent et virevoltent. Les arbres d’une avenue Iointaine accourent toutes ramures déployées ; pour le recevoir, des immeubles offrent au passage des encorbellements en fer forgé; il passe d’un trait. Dans la rue les passants ne tiennent pas plus de place qu’un chapeau, se rapprochent à la verticale, et au passage d’un balcon, des fleurs dans un vase s’inscrivent dans le visage d’une femme rivée à sa terrasse. Tout le monde arrivera trop tard. Sur le pavé, un homme, paquet de chair écrasée, geint à peine, puis dans ses yeux tout est devenu blanc. C’est ainsi qu’il est mort.
Nous nous expliquons mieux maintenant cette hâte qu’il avait, doublée d’une grande puissance de travail, cette frénésie dans la réalisation de son oeuvre, et la destinée de ce génial artiste nous paraît avoir quelque analogie avec celle du grand Vincent: une fenêtre s’est ouverte sous la poussée d’une écheIle, et il est tombé.
André Blondel vit dans ses oeuvres ; par eIles, nons l’entendons dire encore: « Une oeuvre bien faite s’ajoute aux créations de la nature; elle en est une à travers I’homme. II y a un abîme entre ce que nous pourrions appeler une description impersonnelle, une copie servile et une peinture. Certains peintres reproduisent avec habileté des images sans valeur. L’art proprement dit, ne consiste pas à reproduire, mais à créer. »
Sa conversation aisée, familière, toute simple était un enrichissement pour l’esprit. Il excellait à démontrer Ies rapports qui existent entre les écoles à différentes époques de l’histoire de I’Art, Ies tendances qui reviennent sous des formes nouvelIes d’expression, et la possibilité qu’il y aurait à transformer une belle esquisse de Rubens en un tableau d’une facture moderne. Les valeurs pures se retrouvent, en effet, en dépouillant une oeuvre de l’influence qu’elle a subie ; on arrive ainsi à déceIer en elle la continuité de la peinture à travers le temps.
Andre Blondel confirme sa présence dans ce qu’il a créé ainsi le temps d’une vie perdue et retrouvée, et révèle pour notre enchantement que, « tout semble plus réel dès que cela devient irréel. »
André Blondel n’avait certainement pas atteint le terme de sa découverte au cours de sa brève existence, en laquelle la guerre avait fait par surcroît un trou de quatre ou cinq ans. Ce qu’il avait fait n’était point à refaire, mais à poursuivre ; son génie y pourvoira.
Michel Maurette. Extraits de son livre « Le rêve de lire », 1955.